Aide sociale (d’urgence) refusée à tort à la suite d’un refus de se soumettre à une expertise AI (art. 12 Cst.)

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TF, 07.06.2023, 8C_717/2022*

Le refus de se soumettre à une expertise AI contribue certes à empêcher l’établissement d’un droit à des prestations de l’AI, mais ne justifie pas pour autant le refus de toute aide sociale, aide d’urgence incluse (art. 12 Cst.), car la perspective de toucher des prestations de l’AI ne constitue pas une ressource suffisante immédiatement disponible ou réalisable à court terme.

La question de savoir si l’aide d’urgence peut être réduite ou refusée en cas d’abus de droit reste ouverte, rien ne permettant en l’espèce de retenir que le recourant ait adopté un comportement abusif.

Faits

Bénéficiaire de l’aide sociale sur plusieurs périodes depuis plusieurs années, un administré voit sa demande de renouvellement de prestations refusée par l’Office de l’aide sociale et de l’intégration du canton du Tessin.

A l’appui de sa décision, cette autorité retient que l’administré a contrevenu au principe de subsidiarité de l’aide sociale par rapport aux autres prestations sociales (art. 2 al. 1 de la loi tessinoise sur l’assistance sociale [Las/TI]), au motif que, en s’abstenant à plusieurs reprises de se présenter à des expertises, il a empêché l’Office AI du canton de déterminer son droit à une rente d’invalidité.

Cette décision est confirmée jusqu’en dernière instance cantonale.

Le requérant interjette alors un recours au Tribunal fédéral, qui doit déterminer si le principe de subsidiarité de l’aide sociale et de l’aide d’urgence, voire un abus du droit justifiaient de lui refuser toute prestation d’assistance.

Droit

Selon l’art. 12 Cst., quiconque est dans une situation de détresse et n’est pas en mesure de subvenir à son entretien a le droit d’être aidé et assisté et de recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine. Le Tribunal fédéral rappelle qu’il en découle un droit à des prestations positives de la part de l’Etat, limitées à la couverture des besoins élémentaires (nourriture, logement, habillement et soins médicaux de base) strictement nécessaires pour ne pas être abandonné à la rue et réduit à la mendicité. Il s’agit d’une aide minimale de nature transitoire. Le droit à l’aide d’urgence est ainsi plus limité que le droit cantonal à l’aide sociale. Il revêt en revanche une nature absolue : la protection conférée par l’art. 12 Cst. coïncide avec celle du noyau intangible de ce droit, de sorte qu’il est exclu de restreindre le droit à l’assistance dans une situation de détresse.

Pour autant, il est indispensable que l’ordre juridique précise les conditions d’exercice de ce droit. La concrétisation de l’aide d’urgence est ainsi de la compétence des cantons (cf. ég. art. 115 Cst. et art. 1 al. 1 LAS), libres de choisir la nature et des modalités des prestations à fournir.

Dans le canton du Tessin, l’art. 13 Cst./TI garantit à toute personne dans le besoin le droit à un logis et aux moyens nécessaires pour mener une existence conforme aux exigences de la dignité humaine, ainsi qu’aux soins médicaux essentiels. La Las/TI et son règlement d’application (Reg.Las/TI) concrétisent cette disposition. Ces sources disposent notamment que les prestations d’assistance prévues par la loi sont complémentaires ou supplétives à celles de la sécurité sociale, des assurances sociales et des mesures de chômage prévues par d’autres lois cantonales (art. 2 al. 1 Las/TI) et que les prestations peuvent être réduites, suspendues, refusées ou supprimées dans certains cas, notamment lorsque le bénéficiaire renonce à faire valoir des droits auxquels les prestations d’assistance sont subsidiaires (art. 9a let. c Reg.Las/TI). L’art. 23 Las/TI précise pour sa part que les prestations d’assistance strictement indispensables ne peuvent être refusées, même si l’intéressé est responsable de son état. Le montant des prestations peut en revanche être réduit.

Le Tribunal fédéral analyse ces dispositions dans leur contexte en relevant que, conformément au principe de subsidiarité, valable tant en matière d’aide d’urgence (art. 12 Cst.) qu’en matière d’aide sociale cantonale, une aide ne doit intervenir que lorsque la personne dans le besoin n’est pas en mesure de s’aider elle-même ni d’obtenir à temps ou de façon adéquate une autre source d’aide. Les personnes objectivement en mesure de se procurer les moyens nécessaires à leur survie décente ne se trouvent en effet pas dans une situation d’urgence.

Pour évaluer si une personne est dans le besoin, il faut ainsi prendre en compte les ressources qui sont immédiatement disponibles ou réalisables à court terme. La personne doit être concrètement et en temps utile en mesure de se soustraire ou de mettre fin à la situation d’urgence au moyen des possibilités existantes et adaptées. A défaut, l’Etat doit accorder à la personne au moins une aide transitoire.

En l’espèce, le Tribunal fédéral constate que les autorités tessinoises ont refusé au recourant toute prestation sociale alors qu’il ne disposait d’aucune alternative valable en temps utile. C’est en effet seulement lorsque l’intéressé refuse d’accepter une source de revenu disponible immédiatement et de façon suffisante ou lorsqu’il ne prend pas les mesures nécessaires pour lui garantir des moyens d’existence suffisants dans l’immédiat que l’aide peut être refusée ou réduite en application du principe de subsidiarité. Or, dans le cas présent, le recourant certes a provoqué l’impossibilité d’établir son droit à des prestations de l’AI. Tant que l’Office AI n’avait pas rendu sa décision, ce droit n’était toutefois qu’hypothétique. L’étendue d’éventuelles prestations d’invalidité ne pouvait pas non plus être déterminée avec certitude. Enfin, en tout état, même s’il s’était soumis à l’expertise, le recourant se serait trouvé sans moyens de subsistance pendant l’examen de son dossier par l’Office AI. L’application du principe de subsidiarité validée par l’autorité précédente était donc inadmissible.

Le Tribunal fédéral examine encore si le comportement du requérant justifiait néanmoins le refus de toute prestation en raison d’un abus de droit. Il relève que, à ce jour, il n’a jamais tranché la question de savoir si un comportement abusif peut justifier une réduction ou un refus de l’aide d’urgence. La doctrine quasi-unanime refuse pour sa part cette hypothèse.

Cette question souffrira toutefois de demeurer encore ouverte, car le Tribunal fédéral rappelle que l’abus de droit doit être manifeste. L’intention d’avoir provoqué une situation dans le seul but de pouvoir se prévaloir ultérieurement du droit en cause doit ainsi être établie de manière claire et indiscutable. Un comportement réticent de l’administré n’est pas suffisant à lui seul. Dès lors, même si le recourant a renoncé à son droit à des prestations de l’AI en ne se présentant pas aux examens requis, cette circonstance ne saurait à elle seule être qualifiée d’abus de droit, car les faits établis par l’autorité précédente ne permettent pas de déterminer quelle était l’intention de l’administré.

En conclusion, le Tribunal fédéral retient que, en refusant toute prestation sociale au recourant, les autorités cantonales ont violé son droit d’obtenir une aide dans une situation de détresse (art. 12 Cst.). Elles auraient dû lui fournir des prestations à tout le moins jusqu’à ce que son droit à une rente d’invalidité soit établi, en se réservant la possibilité d’en demander la restitution ou la compensation en cas d’attribution effective et avec effet rétroactif d’une telle rente. Il admet ainsi le recours et renvoie la cause à l’autorité de première instance pour que celle-ci rende une nouvelle décision conforme à l’art. 12 Cst. A ce propos, le Tribunal fédéral précise encore que les autorités peuvent sanctionner le comportement de l’administré d’une autre façon sans porter atteinte à l’intangibilité de l’aide d’urgence, notamment en octroyant des prestations en nature plutôt qu’en espèces ou en assortissant leurs prestations de charges ou de conditions.

Proposition de citation : Camilla Jacquemoud, Aide sociale (d’urgence) refusée à tort à la suite d’un refus de se soumettre à une expertise AI (art. 12 Cst.), in : www.lawinside.ch/1341/