La validité de l’initiative populaire « Grundrechte für Primaten » (Droits fondamentaux pour les primates)

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ATF 147 I 183TF, 16.09.2020, 1C_105/2019*

Il n’est pas contraire au droit fédéral (art. 49 Cst. cum 122 Cst. et 11 CC) d’attribuer à des primates non humains des droits fondamentaux imposant aux organes cantonaux et communaux un devoir d’abstention, à l’instar d’un droit à la vie ainsi qu’à l’intégrité physique et psychique. Ces droits ne sont en revanche pas opposables aux personnes privées.

Le fait qu’une initiative dont le texte demande l’introduction de tels droits soit accompagnée d’un exposé des motifs qui laisse penser que l’initiative améliore la protection des primates détenus par des privés n’empêche pas de prêter à cette initiative un sens conforme au droit supérieur.

Faits

Une initiative populaire cantonale intitulée « Grundrechte für Primaten » (Droits fondamentaux pour les primates) demande de compléter la Constitution du canton de Bâle-Ville par une disposition garantissant «  [l]e droit des primates non humains à la vie ainsi qu’à l’intégrité physique et psychique ». L’exposé des motifs figurant sur la feuille de récolte de signatures indique notamment que plusieurs centaines de primates sont actuellement détenus par le canton et ont besoin de la protection de ces droits fondamentaux. Il précise également que les droits en question ne compromettent la recherche biomédicale en tant que telle, et qu’il reste possible d’employer des primates à cette fin tant que ces droits sont respectés. Enfin, il mentionne qu’il serait également possible de détenir des primates au sein d’un zoo dans le respect des droits fondamentaux.

Le Grand Conseil invalide cette initiative. Sur recours, l’Appellationsgericht cantonal annule cette décision et déclare l’initiative valable. Un groupe de citoyennes et citoyens forme alors un recours en matière de droit public contre cet arrêt, amenant le Tribunal fédéral à examiner s’il est compatible avec le droit fédéral d’attribuer des droits fondamentaux à des primates non humains (art. 49 Cst.) et si l’initiative en question se prête à une interprétation conforme au vu de son texte et de son exposé des motifs.

Droit

À titre préliminaire, le Tribunal fédéral rappelle que le § 48 al. 2 let. a Cst./BS conditionne la validité d’une initiative populaire au respect du droit supérieur. Le respect de cette condition de validité est imposé par la garantie des droits politiques (art. 34 Cst.).

En l’occurrence, la question se pose de savoir si l’introduction de droits fondamentaux en faveur de primates non humains respecte le principe de la primauté du droit fédéral (art. 49 Cst.). Sur ce point, le Tribunal fédéral valide le raisonnement de l’Appellationsgericht. Les cantons sont en principe habilités à introduire des droits fondamentaux allant au-delà des standards minimaux de la Constitution fédérale (art. 3 Cst.). Ils ne peuvent toutefois pas prévoir des droits qui portent atteinte aux domaines exhaustivement réglementés par la Confédération. Le fait que la législation en matière civile relève de la compétence de la Confédération (art. 122 al. 1 Cst.) et que celle-ci ait épuisé cette compétence ne représente pas en soi un obstacle à l’attribution de droits subjectifs cantonaux. En effet, les droits fondamentaux ont principalement un effet vertical, qui touche au rapport entre les individus et l’État (art. 35 al. 2 Cst.), tandis que le droit civil réglemente les rapports entre personnes de droit privé. Les cantons peuvent donc élargir le cercle des titulaires de droits fondamentaux au-delà de la limite anthropologique, tant qu’ils n’interviennent pas dans les rapports privés. Sur le principe, il est donc admissible de garantir à des primates non humains des droits imposant à l’État une obligation d’abstention. Ces droits ne peuvent en revanche pas lier d’autres justiciables et ne font pas des primates des sujets de droit privé (cpr art. 11 et 53 CC). Il s’agit de droits spéciaux dans le domaine du droit public, pour lesquels il n’est pas nécessaire d’être un sujet de droit au sens de l’art. 11 CC. Il convient de distinguer cette approche d’une extension aux animaux des droits fondamentaux traditionnels attribués aux êtres humains ou d’une remise en question de la distinction entre droits des animaux et droits humains.

Au vu de ce qui précède, il est nécessaire de déterminer s’il est possible d’interpréter l’initiative « Grundrechte für Primaten » comme se limitant à imposer à l’Etat des devoirs d’abstention ou si, au vu de sa motivation, elle poursuit une visée plus large en imposant de nouvelles règles à des personnes privées.

De façon générale, la jurisprudence retient qu’il convient d’interpréter le texte d’une initiative selon les principes d’interprétation reconnus, soit sur la base de sa lettre et non selon la volonté subjective des initiants. Une éventuelle motivation de l’initiative peut néanmoins être prise en compte si elle est indispensable à sa compréhension. Est déterminante l’interprétation telle qu’elle peut être comprise par les citoyennes et citoyens ainsi que les futurs destinataires. S’il est possible de prêter à l’initiative un sens d’après lequel elle n’est pas clairement inadmissible, il convient de la valider en application du principe de faveur (également dit in dubio pro populo).

En l’espèce, le Tribunal fédéral commence par constater que le texte et le titre de l’initiative ainsi que la position systématique de la disposition proposée se rapportent explicitement à des droits fondamentaux. Or, s’il est vrai que les droits fondamentaux peuvent avoir un effet horizontal indirect sur les rapports entre privés par le biais de l’interprétation (art. 35 al. 3 Cst.), leur effet principal reste vertical (art. 35 al. 2 Cst.). Au vu de cette fonction traditionnelle, le Tribunal fédéral part du principe que les citoyennes et citoyens ainsi que les destinataires de la potentielle règle doivent raisonnablement comprendre la lettre de l’initiative comme introduisant principalement un devoir d’abstention des organes cantonaux et communaux. Sur la base de ces éléments, il semble donc possible de prêter au texte de l’initiative un sens conforme au droit supérieur. Même si l’on considérait que le droit supérieur exclut un effet horizontal indirect pour de telles dispositions – ce que le Tribunal fédéral ne tranche pas explicitement – cela ne rendrait pas le texte de l’initiative incompatible avec le droit supérieur, car cette exclusion ne toucherait pas la fonction primaire des droits fondamentaux.

Dans un second temps, le Tribunal fédéral relève que l’exposé des motifs figurant sur les feuilles de récolte de signatures donne l’impression que l’acceptation de l’initiative améliorera la protection des primates actuellement détenus dans le canton, alors que l’initiative ne peut pas tenir cette promesse car les primates en question appartiennent à des entreprises de recherche privées et à la société anonyme de droit privé Zoologischer Garten Basel AG. Néanmoins, le Tribunal fédéral estime que, conformément aux principes généraux, la volonté subjective des initiants n’est pas déterminante. Il précise que les affirmations problématiques de la motivation ne concernent pas la visée de l’initiative (Stossrichtung), mais l’étendue du champ d’application de la disposition proposée. L’objectif de l’initiative ressort pour sa part du texte de l’initiative lui-même. Limiter l’application de l’initiative à une meilleure protection des primates par les organes cantonaux et les communes ne vide pas cet objectif de toute portée. Par conséquent, en dépit d’une motivation induisant en erreur, il est possible de prêter à l’initiative un sens conforme au droit supérieur, d’après lequel les droits fondamentaux proposés sont opposables aux organes du canton et des communes ainsi qu’aux établissements publics cantonaux, mais pas aux personnes de droit privé comme les entreprises privées de recherche ou la société anonyme privée propriétaire du zoo. Avant de conclure, le Tribunal fédéral précise encore que l’autorité chargée d’informer sur l’initiative en amont de la votation peut facilement clarifier ce point à l’attention des votantes et votants. On peut partir du principe que les citoyennes et citoyens tiendront compte de ces informations dans la formation de leur opinion à propos de l’initiative et apprécieront de façon critique l’exposé des motifs.

Au vu de ce qui précède, le Tribunal fédéral confirme que la disposition proposée par l’initiative respecte le droit fédéral. Il rejette donc le recours et confirme la validation de l’initiative.

Note

Dans cet arrêt, le Tribunal fédéral se confronte brièvement à son très discuté ATF 139 I 292, dans lequel il avait qualifié de contraire à l’interdiction de la discrimination (art. 8 al. 2 Cst.) une initiative dont le texte prévoyait de façon générale l’interdiction de manuels scolaires racistes, misogynes et appelant à l’homicide, y compris dans le domaine religieux, mais dont l’exposé des motifs ne visait que l’Islam. Le Tribunal fédéral y avait jugé que l’interprétation d’une initiative devait rester compatible avec la visée principale de celle-ci et qu’il convenait dès lors de prendre en compte la volonté des initiants, dans la mesure où celle-ci représentait le cadre extrême de l’interprétation (äusserste[r] Rahmen).

Dans l’arrêt présenté ci-dessus, le Tribunal fédéral relève que l’importance accordée à la volonté des initiants a fait l’objet de diverses critiques au sein de la doctrine (réf. cit. au c. 9.1). Il précise qu’il se justifie en l’espèce de traiter différemment l’initiative « Grundrechte für Primaten », mais sans annoncer explicitement un changement de jurisprudence. Au contraire, le Tribunal fédéral semble justifier un traitement différent en soulignant que les éléments trompeurs de la motivation ne concernent pas la visée principale de l’initiative, mais son champ d’application (c. 9.3).

À notre sens, ce raisonnement contribue à accroître l’incertitude sur la façon d’établir les limites à l’interprétation favorable d’une initiative. En effet, le Tribunal fédéral rejette dans le cas concret la prise en compte de l’exposé des motifs de l’initiative et semble revenir sur les principes exposés à l’ATF 139 I 292, mais ne prône pas explicitement une approche d’interprétation exclusivement littérale. Comme nous l’avons exposé dans un article plus détaillé, une telle approche serait d’ailleurs difficilement compatible avec les principes d’interprétation reconnus (cf. Camilla Jacquemoud, Le traitement « favorable » des initiatives populaires – La notion, la portée et les limites à la lumière de la garantie des droits politiques [art. 34 Cst.], ZBl 121/2020 p. 422 s.). Il ne semble donc pas absolument exclu de tenir compte de l’exposé des motifs d’une initiative pour interpréter celle-ci, comme le prévoit de façon générale le considérant-type relatif à l’interprétation des initiatives. D’ailleurs, même si le Tribunal fédéral semble présenter l’ATF 139 I 292 comme un cas isolé, cet arrêt n’est pas le seul à tenir compte de façon décisive d’éléments d’interprétation extra-textuels pour refuser d’interpréter favorablement une initiative (cf. p. ex. TF, 20.08.2018, 1C_76/2018 résumé in LawInside.ch/677). La question de savoir dans quelle mesure il est possible ou nécessaire de tenir compte d’éléments d’interprétation qui ne ressortent pas du texte de l’initiative est donc persistante. En l’état, la jurisprudence n’offre toutefois pas de critères clairs, cohérents et fiables permettant d’anticiper la pertinence de l’exposé des motifs dans l’un ou l’autre cas. En effet, elle s’en tient à indiquer de façon générale que l’interprétation doit rester compatible avec la visée principale ou l’objectif fondamental de l’initiative (grundsätzliche Stossrichtung, Grundanliegen), sans définir cette notion d’une façon qui permettrait aux justiciables de comprendre son étendue, ni préciser la façon d’établir son contenu dans un cas concret (pour une première esquisse de définition inspirée de la casuistique : Jacquemoud, op. cit., p. 424). On peine en effet à comprendre pourquoi l’étendue du champ d’application d’une initiative ne fait pas partie de ce que vise l’initiative. À nos yeux, cette incertitude porte atteinte aux exigences de sécurité du droit et d’égalité de traitement (art. 8 al. 1 Cst.) qui s’imposent à la jurisprudence.

Proposition de citation : Camilla Jacquemoud, La validité de l’initiative populaire «  Grundrechte für Primaten  » (Droits fondamentaux pour les primates), in : www.lawinside.ch/988/