Les travaux couverts par l’hypothèque légale des artisans et entrepreneurs

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TF, 06.04.23, 5A_689/2022*

L’élargissement du champ d’application de l’art. 837 al. 1 ch. 3 CC (hypothèque légale des artisans et entrepreneurs) suite à la révision du CC entrée en vigueur en 2012 est à interpréter de manière restrictive, contrairement à ce qui prévalait dans l’obiter dictum de ATF 136 III 6, c. 6. Le législateur a souhaité étendre la couverture de manière ponctuelle à certains types de travaux qui, sans être intégrés à l’ouvrage global en tant que tel, participent au processus global de construction et sont indispensables à celui-ci. En ce qui concerne le simple transport de matériaux, celui-ci ne bénéficie pas de l’hypothèque, sauf si les matériaux forment une unité avec d’autres travaux qui, eux, donnent lieu à l’hypothèque.

Faits

Une société propriétaire d’une parcelle à Genève confie à une entreprise générale de construction l’exécution de trois villas. À la demande de l’entreprise générale, une entreprise sous-traitante intervient à plusieurs reprises sur le chantier entre mai 2016 et octobre 2017, pour du transport de matériaux et de déblais, des travaux de creuse et de remblayage, ainsi que des travaux sur une rampe d’accès, en exécution de plusieurs contrats successifs.

En 2018, l’entreprise générale est dissoute par jugement de faillite. La société sous-traitante produit sa créance dans la faillite, laquelle est admise à l’état de collocation.

La sous-traitante dépose alors une requête de mesures superprovisionnelles et provisionnelles auprès du Tribunal de première instance de Genève (TPI), sollicitant l’inscription provisoire d’une hypothèque légale des artisans et entrepreneurs correspondant à toutes ses factures relatives au chantier. Cette dernière est accordée par le TPI pour le montant correspondant aux factures impayées, puis inscrite au journal et au Grand livre par le Registre foncier en février, respectivement mars 2018.

La société sous-traitante sollicite alors l’inscription définitive de l’hypothèque légale à hauteur de ce dernier montant auprès du TPI. Déboutée et confrontée à la radiation de l’hypothèque provisoire, la sous-traitante appelle de ce jugement auprès de la Cour de justice du canton de Genève, néanmoins sans succès. La cour considère effectivement que les travaux de transport ne sont pas couverts par l’hypothèque légale, et que les autres travaux ont été achevés en juillet, respectivement août 2017, de sorte que l’inscription de février 2018 était tardive (cf. art. 839 al. 2 CC). Les différentes activités sur le chantier ne formeraient pas non plus un tout.

L’entreprise de sous-traitance recourt alors au Tribunal fédéral, lequel doit se prononcer sur la question de savoir si les travaux en cause peuvent faire l’objet d’une hypothèque légale des artisans et entrepreneurs selon l’art. 837 al. 1 ch. 3 CC.

Droit

Selon l’art. 837 al. 1 ch. 3 CC, les artisans et entrepreneurs employés à la construction ou à la destruction de bâtiments ou d’autres ouvrages, au montage d’échafaudages, à la sécurisation d’une excavation ou à d’autres travaux semblables, peuvent requérir l’inscription d’une hypothèque légale sur l’immeuble pour lequel ils ont fourni des matériaux et du travail ou du travail seulement, que leur débiteur soit le propriétaire foncier, un artisan ou un entrepreneur, un locataire, un fermier ou une autre personne ayant un droit sur l’immeuble.

La précision que l’hypothèque légale s’étend aux travaux de destruction de bâtiments ou d’autres ouvrages et au montage d’échafaudages, à la sécurisation d’une excavation ou à d’autres travaux semblables a été introduite via la révision du CC relative aux droits réels immobiliers et au registre foncier entrée en vigueur en 2012 (FF 2007 5015, FF 2009 7943). Avant la révision, cette disposition reposait sur l’idée que la plus-value d’un bien-fonds résultant de la construction devait garantir les créances des artisans et entrepreneurs qui avaient contribué à l’augmentation de la valeur par leurs prestations. Sauf exceptions, les travaux fournis devaient ainsi entraîner une plus-value ou voir leur résultat rattaché durablement à l’immeuble.

Le Tribunal fédéral relève que, de par la révision précitée, le champ d’application de l’art. 837 al. 1 ch. 3 CC a été élargi, permettant l’inscription de l’hypothèque à des travaux dépourvus de rattachement physique définitif à l’immeuble. Dans ce contexte, le Tribunal fédéral avait constaté dans un obiter dictum avant le vote sur le texte final des chambres fédérales (cf. ATF 136 III 6, c. 6) que la formulation du texte révisé mettait en évidence qu’il suffirait de travaux sur un immeuble en relation avec un projet de construction, que la liaison corporelle du travail avec l’immeuble, ou du moins la destination du travail à une telle liaison, ne serait plus exigée et que l’adjonction d’« autres travaux semblables » signifierait que toute fourniture de matériaux et de travail ou de travail seulement sur un immeuble donne un droit à l’inscription d’une hypothèque, pourvu qu’elle soit en relation avec un projet concret de construction.

Le Tribunal fédéral note alors que la doctrine est divisée quant à la portée de la révision. Certains auteurs se réfèrent à la position jurisprudentielle exprimée dans l’obiter dictum précité et estiment que l’art. 837 al. 1 ch. 3 CC doit être interprété de façon large, toute prestation de construction pour un projet déterminé étant désormais en principe couverte. Or, pour la doctrine majoritaire, la révision n’aurait pas fondamentalement changé l’étendue, respectivement la nature, des prestations pouvant faire l’objet d’une hypothèque légale selon l’ancien droit. Le législateur n’aurait fait qu’interpréter de manière authentique la notion de travaux de l’ancien droit. Par conséquent, l’ajout d’« autres travaux semblables » serait à interpréter de manière restrictive et de façon compatible avec le texte original. La question de savoir quelles prestations sont couvertes par cette notion est cependant controversée.  

Le Tribunal fédéral relève qu’au vu des travaux parlementaires concernant la révision du CC en cause, l’approche restrictive de la doctrine majoritaire doit être suivie. Le législateur ne semble pas avoir voulu changer l’essence de l’hypothèque en élargissant les travaux couverts sans limite, mais a souhaité étendre la couverture de manière ponctuelle à certains types de travaux qui, sans être intégrés à l’ouvrage global en tant que tel, participent au processus global de construction et sont indispensables à celui-ci. Pour être couverts, les travaux doivent revêtir les trois caractéristiques suivantes : (1) il doit s’agir de prestations de construction ou de destruction typiques, (2) qui doivent rester des prestations physiques manuelles et/ou mécaniques, à l’exclusion de prestations intellectuelles ou immatérielles, et (3) qui, si elles n’ont pas à être intégrées ou rattachées durablement à l’ouvrage en tant que tel, doivent être spécifiques à celui-ci, en ce sens qu’elles doivent présenter un lien fonctionnel direct et immédiat avec la réalisation individuelle de l’ouvrage et doivent, à ce titre, être difficilement ou pas réutilisables. Dans ce contexte, le Tribunal fédéral revient sur son interprétation contenue dans l’obiter dictum précité, estimant que cette dernière était trop large.

Par conséquent, la fourniture de matériaux de construction n’est couverte par l’hypothèque légale que si ces matériaux ont été fabriqués spécialement pour l’immeuble en question et spécialement déterminés. En revanche, le simple transport de matériaux, y compris les travaux de chargement et de déchargement, ou encore la livraison de matériaux non spécialement confectionnés pour un ouvrage déterminé ne bénéficient pas de l’hypothèque, sauf si les matériaux forment une unité avec d’autres qui, eux, donnent lieu à l’hypothèque. Les prestations d’évacuation et d’élimination de déblais ou de gravats de chantier ne sont ainsi en principe pas couverts par l’hypothèque légale, à moins de former une unité fonctionnelle avec les travaux effectués par la même entreprise pour la construction d’un ouvrage. Tel sera par exemple le cas si les gravats sont débarrassés par la société qui a procédé à la démolition.

En l’espèce, les prestations de transport effectuées par la sous-traitante, y compris les travaux de chargement et de déchargement de matériaux, ne peuvent pas être qualifiées de travaux typiques de construction ou de destruction spécifiques à la réalisation de l’ouvrage, de sorte qu’elles ne réalisent pas, en tant que telles, les conditions de l’art. 837 al. 1 ch. 3 CC. Il convient donc d’examiner si ces prestations forment une unité fonctionnelle avec d’autres travaux qui sont eux protégés par le gage.

Le Tribunal fédéral rappelle que, selon la jurisprudence et la doctrine, une unité entre différentes prestations est admise lorsque celles-ci sont liées entre elles de sorte qu’elles forment un tout. En présence de plusieurs contrats, ceux-ci forment une unité s’ils sont à ce point imbriqués les uns dans les autres qu’ils forment économiquement et matériellement un tout. Une unité n’est en revanche pas admise lorsque d’autres travaux de nature différente sont attribués à l’entrepreneur après coup.

In casu, les travaux de creuse et de remblayage ont été convenus en cours de chantier et ne semblent pas avoir impliqué un transport de matériaux ou déblais. En outre, les travaux sur la rampe d’accès portaient sur une partie précise de l’immeuble et ont été convenus séparément. Ceux-ci ne formaient donc pas, matériellement et économiquement, une unité avec les activités de transport de matériaux et de déblais que la recourante a réalisées pendant toute la durée du chantier.

Partant, le recours est rejeté.

Proposition de citation : Marie-Hélène Peter-Spiess, Les travaux couverts par l’hypothèque légale des artisans et entrepreneurs, in : https://www.lawinside.ch/1314/