CourEDH, Affaire Sperisen c. Suisse : défaut d’impartialité du juge de la détention

Télécharger en PDF

CourEDH, 13.06.2023, Affaire Sperisen c. Suisse, requête no 22060/20

Les termes employés par la Présidente de la juridiction d’appel dans ses observations à l’occasion d’une demande de récusation dirigée à son encontre, à la suite de l’annulation de son ordonnance prolongeant la détention de sûreté du prévenu, causent un manque d’impartialité et ainsi une violation de l’art. 6 par. 1 CEDH.  

Faits

M. Sperisen, ressortissant guatémaltèque et suisse, est soupçonné, en qualité d’ancien chef de la Police nationale civile du Guatemala, d’avoir été impliqué dans des exécutions extrajudiciaires de détenus commises lors d’opérations policières au Guatemala (opération “Gavilan” en 2005 et opération “Pavo Real” en 2006).

En 2014, M. Sperisen est acquitté en première instance concernant l’opération Gavilan, mais condamné pour assassinat de trois détenus lors de l’opération “Pavo Real”.

En 2015, la Chambre pénale d’appel et de révision du canton de Genève (la CPAR) étend la condamnation de M. Sperisen pour assassinat aux actes commis lors de l’opération “Gavilan”.

Par arrêt du 29 juin 2017, le Tribunal fédéral, saisi d’un recours de M. Sperisen, annule l’arrêt de la CPAR et lui renvoie la cause pour nouveau jugement (TF, 29.06.2017, 6B_947/2015).

Un mois plus tard, M. Sperisen requiert sa mise en liberté immédiate, invoquant l’insuffisance des charges retenues à son encontre. Par ordonnance du 18 juillet 2017, cette demande est rejetée par la Présidente de la CPAR, agissant en qualité de juge de la détention pour des motifs de sûreté.

Par arrêt du 20 septembre 2017, le Tribunal fédéral, saisi d’un recours de M. Sperisen contre cette ordonnance, renvoie la cause à la CPAR pour qu’elle examine la possibilité de mettre en œuvre de mesures de substitution (TF, 20.09.2017, 1B_344/2017, c. 5.3). Deux jours plus tard et suite à cet arrêt de renvoi, la Présidente de la CPAR ordonne la mise en liberté provisoire de M. Sperisen ainsi que diverses mesures de substitution.

Le 27 septembre 2017, M. Sperisen forme alors une première demande de récusation de la Présidente de la CPAR, lui reprochant un parti pris qui l’aurait amenée à refuser le 18 juillet 2017, la mise en liberté qu’il avait sollicitée.

Invitée à se prononcer sur la demande de récusation, la Présidente de la CPAR, dans ses observations du 3 octobre 2017, estime que celle-ci est irrecevable pour tardiveté et la rejette sur le fond.

Cinq jours après avoir pris connaissance de ces observations, M. Sperisen forme une seconde demande de récusation contre la magistrate : selon lui, celle-ci aurait réitéré son parti pris dans ses observations du 3 octobre 2017.

Par arrêt du 31 octobre 2017, la CPAR rejette les deux demandes de récusation.

M. Sperisen recourt contre cet arrêt auprès du Tribunal fédéral. Par arrêt du 30 janvier 2018, ce dernier rejette le recours, considérant la première demande de récusation comme tardive et la seconde comme infondée (TF, 30.01.2018, 1B_512/2017).

Finalement, le 27 avril 2018, la CPAR (présidée par ladite Présidente) annule sur le fond le jugement du tribunal de première instance de 2014, faisant suite à l’arrêt de renvoi du Tribunal fédéral du 29 juin 2017. La Cour acquitte M. Sperisen pour les actes commis lors de l’opération “Gavilan”, mais le reconnaît coupable de complicité d’assassinats concernant l’opération “Pavo Real” et le condamne à 15 ans de peine privative de liberté.

M. Sperisen forme un recours en matière pénale au Tribunal fédéral contre l’arrêt de la CPAR. Ce dernier n’examine toutefois pas le grief relatif au manque d’impartialité de la Présidente de la CPAR, cet aspect ayant été définitivement tranché dans son arrêt du 30 janvier 2018 (TF, 14.11.2019, 6B_865/2018).

Saisie d’une requête de M. Sperisen à l’encontre de ce dernier arrêt du Tribunal fédéral, la CourEDH est amenée à déterminer si la Présidente de la CPAR présente un défaut d’impartialité au sens de l’art. 6 par. 1 CEDH.

Droit

Après avoir constaté que la première demande de récusation est tardive et ainsi irrecevable (art. 35 par. 1 CEDH), la Cour se penche exclusivement sur la deuxième demande de récusation. Celle-ci se fonde sur les termes utilisés par la Présidente de la CPAR dans ses observations du 3 octobre 2017, à l’occasion d’une demande de récusation dirigée à son encontre, et faisant suite à la demande de libération de M. Sperisen.

Selon la jurisprudence de la Cour relative à l’art. 6 CEDH, il convient d’apprécier l’impartialité d’un tribunal selon une démarche subjective et objective. Alors que la première tient compte du comportement du juge dans le cas d’espèce, la deuxième consiste à déterminer si le tribunal offre, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure un doute d’impartialité.

Le fait qu’un juge de première instance ou d’appel ait déjà pris des décisions avant le procès, notamment au sujet de la détention provisoire, ne peut justifier en soi un manque d’impartialité de ce juge. Ce qui compte est la portée et la nature des mesures en question.

En l’espèce, la Présidente de la CPAR n’a fait preuve d’aucune hostilité ou de malveillance à l’égard du prévenu. Par conséquent, il convient d’appliquer la démarche objective.

En tant que Présidente de la CPAR, la magistrate était chargée d’examiner en appel l’affaire pénale dirigée contre M. Sperisen et d’agir simultanément en qualité de juge de la détention.

Invitée à répondre à la demande de récusation dirigée à son encontre à la suite de l’annulation de son ordonnance prolongeant la détention de sûreté du prévenu, elle a réitéré les termes employés dans son ordonnance, selon lesquels il existait à l’encontre de M. Sperisen, des “charges suffisantes” qui rendaient la perspective d’une condamnation “vraisemblable” et que des éléments du dossier pénal “continu[ai]ent de parler en faveur de la culpabilité”.

Selon la Cour, ces propos ne pouvaient résulter d’une appréciation sommaire des données disponibles aux fins de la détention, mais supposaient un examen plus approfondi des éléments produits en vue d’asseoir la culpabilité du prévenu.

Par ailleurs, la Présidente s’est exprimée sur la nécessité du maintien en détention non pas au début de l’enquête pénale, mais au moment où le dossier d’instruction était déjà complet et finalisé. En outre, cette même magistrate avait présidé la formation de jugement de la CPAR ayant condamné M. Sperisen en appel.

Ainsi, bien que la Présidente ait employé des expressions standardisées, la Cour considère que celles-ci dépassent l’énoncé d’un simple soupçon et qu’elles démontrent que l’écart entre l’appréciation portée sur l’opportunité du maintien en détention du prévenu et l’établissement de sa culpabilité à l’issue du procès est devenu minime.

M. Sperisen pouvait dès lors raisonnablement craindre que la Présidente de la CPAR eût une idée préconçue sur la question de la culpabilité lorsqu’elle a été appelée à se prononcer quelques mois plus tard, en tant que Présidente de la CPAR qui l’a condamné à quinze ans de privation de liberté par son arrêt du 27 avril 2018.

Partant, l’instance d’appel, à savoir la formation de la CPAR présidée par la magistrate en question, n’a pas présenté les garanties d’impartialité au sens de l’art. 6 par. 1 CEDH. La Cour, à six voix contre une, constate que cette disposition a été violée et alloue à M. Sperisen la somme de EUR 15’000.- à titre de frais et dépens.

Note

Cet arrêt illustre le délicat équilibre auquel la Présidente de la juridiction d’appel était confrontée lorsqu’elle a été amenée à statuer sur la détention pour des motifs de sûreté en tant que direction de la procédure (art. 61 al. 1 let. c CPP), puis par la suite à se prononcer sur le fond de l’affaire. De manière plus générale, cet arrêt montre que les juges doivent faire preuve de prudence lors de la rédaction de leurs observations à l’autorité supérieure.

Proposition de citation : Ariane Legler, CourEDH, Affaire Sperisen c. Suisse  : défaut d’impartialité du juge de la détention, in : www.lawinside.ch/1332/