La compétence matérielle du tribunal de commerce en cas de défendeur non-inscrit au registre du commerce

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TF, 02.06.2023, 4A_581/2022*

Un demandeur principal inscrit au registre du commerce ne peut actionner un défendeur non-inscrit devant le tribunal de commerce (art. 6 al. 2  et 3 CPC). Dans une telle constellation, lorsque le défendeur dépose une demande reconventionnelle, le tribunal de commerce a la compétence de la traiter. La recevabilité de la demande reconventionnelle ne guérit en revanche pas le défaut de compétence matérielle de la demande principale.

Faits

En 2011, une société allemande conclut un contrat de prêt avec une société suisse portant sur CHF 2’500’000 avec un taux d’intérêt annuel de 5 %. La société allemande n’est pas inscrite au registre du commerce suisse ni au registre du commerce allemand.

En 2017, la société allemande réclame le paiement des intérêts ; elle finit par résilier le contrat. Elle exige alors le remboursement des CHF 2’500’000 et des intérêts dus. Suite à l’envoi d’un commandement de payer et de son opposition, le Kreisgericht de St-Gall accorde la mainlevée provisoire.

La société suisse intente une action en libération de dette auprès du Handelsgericht de St-Gall. Elle demande au tribunal de constater l’inexistence des créances précitées. La société allemande introduit une demande reconventionnelle et conclut au paiement du montant du prêt et des intérêts. Le Handelsgericht n’entre pas en matière sur la demande principale faute de compétence matérielle ; en revanche, il fait droit à la demande reconventionnelle et condamne la société suisse à payer le montant du prêt et les intérêts depuis 2017.

La société suisse forme alors recours en matière civile au Tribunal fédéral, qui est amené à se prononcer sur la compétence matérielle du tribunal de commerce lorsqu’une seule partie est inscrite au registre du commerce (art. 6 al. 3 CPC).

Droit

Les cantons peuvent instaurer des tribunaux de commerce pour régler les litiges commerciaux sur leurs territoires ; le canton de St-Gall a usé de cette possibilité. En revanche, seul le droit fédéral détermine la notion de litige commercial, laquelle répond à trois conditions : a. l’activité commerciale d’une partie est concernée b. un recours en matière civile au Tribunal fédéral peut être intenté contre la décision c. les parties sont inscrites au registre du commerce suisse ou dans un registre du commerce étranger équivalent (art. 6 al. 2 CPC). L’art. 6 al. 3 CPC instaure une exception : lorsque le demandeur non-inscrit ouvre action contre un défendeur inscrit, il peut choisir d’agir devant le tribunal ordinaire ou de commerce.

En l’espèce, la demande principale respecte les deux premières conditions, mais la troisième fait défaut puisque la société allemande n’est pas inscrite. Quant à la demande reconventionnelle, elle remplit les trois conditions puisque dans cette configuration, la demanderesse non-inscrite actionne une défenderesse inscrite et respecte ainsi l’exception de l’art. 6 al. 3 CPC.

La recourante soulève deux arguments. Premièrement, en se fondant sur l’ATF 46 II 72 et un avis doctrinal, elle affirme que si la compétence matérielle du tribunal se définit en principe selon une qualité du défendeur, dans l’action en libération de dette, la compétence du tribunal est donnée si le demandeur possède cette qualité. Cette argumentation repose sur le fait que les rôles des parties s’inversent : celui contre qui s’adresse la poursuite intente l’action en libération de dette et devient alors demandeur.

Le Tribunal fédéral rejette l’argument. Premièrement, l’art. 6 al. 3 CPC vise à protéger les défendeurs non-inscrits au registre du commerce, c’est-à-dire non commerciaux, en leur octroyant la possibilité de choisir entre tribunal ordinaire ou tribunal commercial. Les demandeurs inscrits au registre ne peuvent pas bénéficier de cet avantage.

Deuxièmement, pour déterminer la partie demanderesse ou défenderesse, il faut se référer à des critères formels et non matériels. L’identité du débiteur ou du créancier au sens du contrat n’a pas d’importance ; c’est l’identité de la partie qui intente l’action qui est déterminante (cf. TF, 06.07.2022, 4A_592/2021*, consid. 4.1, résumé in : http://www.lawinside.ch/1213/). L’inversion des rôles dans l’action en libération de dette n’a dès lors aucune influence sur la compétence matérielle du tribunal du commerce.

Ensuite, le recourant se fonde sur l’ATF 143 III 495 (résumé in : http://www.lawinside.ch/506/) pour argumenter qu’une fois la compétence du tribunal de commerce établie pour une demande, ce dernier a la compétence de traiter les demandes connexes. Dans la jurisprudence précitée, la constellation inverse se présentait : une demanderesse non-inscrite actionne une défenderesse inscrite, qui dépose ensuite une demande reconventionnelle. Le Tribunal fédéral avait alors admis la compétence du tribunal de commerce pour les deux demandes, alors que la compétence matérielle du tribunal faisait défaut pour la demande reconventionnelle (ATF 143 III 495, consid. 2.2.2.3, résumé in : http://www.lawinside.ch/506/).

Or, dans le présent cas, la demande principale ne bénéficie pas de l’exception de l’art. 6 al. 3 CPC. L’introduction d’une demande reconventionnelle dans la juridiction compétente ne « guérit » pas le défaut de compétence matérielle du tribunal de commerce pour la demande principale.

Partant, le Tribunal fédéral confirme l’irrecevabilité de la demande principale. Au surplus, il confirme le jugement du tribunal de commerce relatif à la demande reconventionnelle.

Note :

Dans l’ATF 143 III 495 (résumé in : http://www.lawinside.ch/506/), le Tribunal fédéral avait admis la compétence de la demande reconventionnelle alors que la compétence matérielle du tribunal n’était pas donnée pour celle-ci. Il avait motivé ce raisonnement sur la base de la « connexité » entre les deux demandes :

« Enfin, compte tenu de la connexité requise entre les deux actions, cela n’a pas pour conséquence que le tribunal de commerce doive traiter un objet qui ne relève pas de sa compétence. Cette connexité devrait régulièrement – et c’est également le cas ici – conduire à ce que la demande reconventionnelle remplisse les conditions de l’art. 6 al. 2 let. a et b CPC […] » (ATF 143 III 495, consid. 2.2.2.3, traduction libre, résumé in : http://www.lawinside.ch/506/).

Dans le présent arrêt, le Tribunal fédéral admet que les deux affaires sont connexes ; elles sont même symétriquement opposées. La demande principale conclut à la constatation de l’inexistence de la créance, alors que la demande reconventionnelle tend à condamner le débiteur à la payer.

Pourtant, le Tribunal fédéral n’applique ici pas le même raisonnement, car l’exception de l’art. 6 al. 3 CPC n’entend pas protéger la partie commerçante. Cette conclusion, bien que conforme au texte légal, nous paraît peu satisfaisante dans son résultat. En effet, compte tenu de la nature du litige, de son montant et de l’identité des parties, le défaut de compétence du tribunal de commerce semble aller à l’encontre du bon sens. La solution retenue apparaît d’autant plus regrettable qu’elle contraint le demandeur principal à déposer action devant un autre tribunal :

« Toujours est-il qu’une telle constellation présente l’inconvénient que le même tribunal n’est pas compétent à raison de la matière pour l’action principale et la demande reconventionnelle » (TF, 02.06.2023, 4A_581/2022*, consid. 3.6, traduction libre).

Dans la présente affaire, le Tribunal fédéral admet ce résultat car la demande reconventionnelle a le même objet que la demande principale, en l’occurrence l’(in)existence de la créance. L’acceptation de la compétence du tribunal de commerce pour connaître de la demande reconventionnelle exempte le demandeur principal de déposer une nouvelle action ; il ne pourrait de toute manière pas le faire puisqu’il y aurait litispendance, respectivement autorité de chose jugée (art. 59 al. 2 let. e CPC). Dans les faits, nonobstant la protection voulue du défendeur non-inscrit, c’est donc le tribunal de commerce qui a tranché.

L’arrêt résumé ici est plus lourd de conséquences lorsque la demande reconventionnelle ne porte pas sur le même objet que la demande principale. Dans cette hypothèse, le demandeur principal devra déposer une nouvelle action devant le tribunal ordinaire, en veillant à respecter le délai de 20 jours (art. 83 al. 2 LP cum art. 63 al. 3 CPC, cf. PC CPC-Chabloz, art. 63 N 16).

Une fois déposée, l’action reconventionnelle est indépendante de l’action principale et ne suit pas son sort, notamment en cas d’irrecevabilité (CR CPC-Tappy, art. 224 N 11). Rappelons qu’au stade de la conciliation, le demandeur reconventionnel ne peut bénéficier de l’autorisation de procéder dont ne fait pas usage le demandeur principal ; dans ce cas, il ne faut pas entrer en matière sur la (seule) demande reconventionnelle (ATF 148 III 314, résumé in : http://www.lawinside.ch/1196/).

Proposition de citation : Arnaud Lambelet, La compétence matérielle du tribunal de commerce en cas de défendeur non-inscrit au registre du commerce, in : www.lawinside.ch/1333/