La responsabilité de l’organisateur de voyage à forfait (2/2) : la recevabilité de l’action partielle

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ATF 145 III 409TF, 29.08.2019, 4A_396/2018*

En cas de cumul de plusieurs prétentions dans une action partielle, il suffit d’alléguer et motiver de manière suffisante qu’une ou plusieurs des prétentions excèdent le montant réclamé, sans qu’il soit nécessaire d’en préciser l’ordre ou l’étendue (cf. ATF 144 III 452, résumé in LawInside.ch/681). En outre, la limitation d’une action partielle au montant de CHF 30’000 ne constitue pas nécessairement un abus de droit.

Faits

Un couple confie l’organisation d’un voyage en Inde à une agence de voyage basée à Genève. Pour un prix forfaitaire, l’agence se charge notamment des réservations d’hôtels et des transports en train et en voiture, à l’exclusion des vols internationaux.

En particulier, l’agence organise le transfert en voiture avec chauffeur privé entre un aéroport indien et l’hôtel où les voyageurs séjournent ; l’exécution du transfert étant confiée à une agence locale. Suite à l’atterrissage tardif d’un vol interne (dont on ignore l’auteur de la réservation), les voyageurs sont pris en charge par le chauffeur privé. Peu après, la voiture à bord de laquelle ils circulent entre en collision avec un camion, causant la mort de l’épouse du voyageur le lendemain de l’accident ainsi que des blessures graves à l’époux.

Le voyageur blessé forme une demande en paiement de CHF 30’000 à titre d’indemnité partielle pour tort moral auprès du Tribunal de première instance du canton de Genève. Plus particulièrement, le voyageur conclut à ce que le Tribunal lui réserve la possibilité de faire valoir le solde de ses droits à l’encontre de l’organisateur du voyage dans le cadre d’une deuxième action en justice. Selon le demandeur, le tort moral occasionné équivaudrait à environ CHF 115’000 (CHF 55’500 pour ses lésions corporelles et CHF 60’000 pour le décès de son épouse).

Les deux instances cantonales donnent raison au voyageur, condamnant l’agence à verser CHF 30’000 plus intérêts au voyageur à titre d’indemnité pour tort moral. En revanche, les tribunaux genevois déclarent irrecevable la conclusion visant à obtenir une réserve expresse de la possibilité de faire valoir le solde des prétentions dans une deuxième action en justice. Une telle réserve n’aurait en effet pas d’incidence sur la question de savoir si une action partielle est introduite et le demandeur n’aurait ainsi pas d’intérêt digne de protection à faire acter celle-ci.

L’agence de voyage interjette alors recours au Tribunal fédéral, concluant notamment à ce que l’action partielle soit déclarée irrecevable pour le double motif que le voyageur n’aurait (ipas suffisamment précisé ses conclusions et qu’il aurait (iicommis un abus de droit en limitant sa demande à CHF 30’000.

Le Tribunal fédéral se penche en particulier sur les exigences concernant la précision des conclusions, ainsi que sur la question de savoir si limiter la demande à CHF 30’000 constitue un abus de droit.

Droit

Le Tribunal fédéral commence par rappeler que les conclusions doivent être claires, précises et suffisamment déterminées ; l’action en paiement d’une somme d’argent doit en principe être chiffrée (art. 84 al. 2 CPC). En matière d’action partielle (art. 86 CPC), le Tribunal fédéral note que les exigences concernant la précision des conclusions ont évolué.

À teneur de la jurisprudence la plus récente relative au cumul de prétentions dans une action partielle (cf. ATF 144 III 452, résumé in LawInside.ch/681), il n’est plus nécessaire de préciser dans la demande l’ordre ou l’étendue de chaque prétention. Il suffit ainsi que le demandeur allègue et motive de manière suffisante qu’une ou plusieurs de ses prétentions excède le montant réclamé.

In casu, le voyageur a agi contre l’organisateur de voyage en paiement de CHF 30’000 pour le tort moral que celui-ci lui aurait occasionné. Le voyageur a précisé qu’il limitait son action à ce montant, tout en chiffrant les deux postes de son tort moral. Il satisfait ainsi aux exigences de la nouvelle jurisprudence.

Le Tribunal fédéral se penche ensuite sur la question de savoir si le voyageur a commis un abus de droit en limitant sa demande à la somme de CHF 30’000. Selon l’agence, le voyageur commettrait un tel abus puisque cela priverait l’agence de voyage de la procédure ordinaire jugée “moins expéditive”, laquelle lui eût permis d’appeler en cause son assureur (art. 81 al. 3 CPC). L’agence serait en outre empêchée d’exercer à titre reconventionnel une action négatoire puisque les deux actions ne relèveraient pas de la même procédure (art. 224 al. 1 CPC) et l’action principale ne serait pas une action partielle proprement dite.

L’exercice d’une action partielle peut constituer un abus de droit (cf. ATF 142 III 683, résumé in LawInside.ch/345), par exemple en cas d’absence d’intérêt à l’exercice d’un droit ou d’utilisation d’une institution contraire à son but. Or l’abus de droit ne doit être retenu que restrictivement, lorsqu’il est manifeste.

En l’espèce, l’agence de voyage avait bien la possibilité d’intenter une action négatoire et de faire porter le procès – régi par la procédure ordinaire – sur les deux postes du tort moral. En effet, malgré l’art. 224 CPC qui exige que les actions principale et reconventionnelle relèvent de la même procédure, la jurisprudence concède cette faculté pour une action partielle (cf. ATF 143 III 506, résumé in LawInside.ch/499).

Le Tribunal fédéral relève enfin que l’action partielle a visiblement été utilisée pour servir de “procès pilote” dans une affaire posant des problèmes juridiques délicats. Le risque procédural étant donc bien réel, le Tribunal fédéral estime que c’est à bon droit que les tribunaux genevois ont refusé de retenir un abus de droit dans le dépôt d’une action limitée à CHF 30’000.

Au vu de ce qui précède, le recours est rejeté sur ces points en ce sens que la demande partielle est bien recevable.

Note

La première partie de cet arrêt, traitant des conditions de la responsabilité de l’organisateur de voyage à forfait, fait l’objet d’un résumé séparé (cf. Lawinside.ch/845). Le Tribunal fédéral considère que les conditions de la responsabilité contractuelle de l’organisateur de voyage à forfait prévues par les art. 14 s. LVF ne sont pas réalisées, admet le recours et déboute le voyageur.

Proposition de citation : Marie-Hélène Peter-Spiess, La responsabilité de l’organisateur de voyage à forfait (2/2)  : la recevabilité de l’action partielle, in : www.lawinside.ch/881/