L’obligation de verser le salaire en cas de fermeture d’entreprise dans le contexte du COVID-19

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TF, 30.08.2023, 4A_53/2023*

Les fermetures d’entreprises ordonnées dans le cadre des mesures de lutte contre le COVID-19 ne constituent pas un risque à charge de l’employeur. L’empêchement d’exploitation qui en découle constitue une raison objective tenant en échec la demeure de l’employeur au sens de l’art. 324 CO. Partant, l’employeur n’est pas tenu de verser le salaire.

Faits

Trois enseignants travaillent dans un internat exploité par une société anonyme. En janvier 2020, les enseignants résilient leur contrat de travail pour fin août de la même année.

Suite à la fermeture de l’internat consécutive aux mesures d’urgence liées à la crise du Coronavirus, l’établissement dispense ses cours uniquement en ligne. En avril, l’internat informe les enseignants qu’il va réduire leur salaire à hauteur de la baisse de leur temps de travail résultant de la fermeture de l’établissement. Il les informe également, qu’ayant déjà résilié leur contrat de travail, ils ne peuvent pas bénéficier du chômage partiel.

Face au constat que les enseignants présentent un déficit d’heures à hauteur de 123, 129.5 et 176 heures, l’internat réduit leurs salaires des mois de juillet et août en conséquence, soit de 3’405.5, 3’599.20 et 6’406.40 francs.

Après avoir contesté la réduction, les enseignants ouvrent action contre l’internat au Kreisgericht de Saint-Gall et obtiennent gain de cause. Le Kantonsgericht rejette l’appel formé par l’internat. Par recours en matière civile, celui-ci porte l’affaire au Tribunal fédéral, lequel est amené à déterminer si les enseignants ont droit au maintien de leur salaire, malgré la fermeture de l’établissement ordonnée dans le cadre des mesures COVID-19.

Droit

Par voie de mesures d’urgence, le Conseil fédéral a interdit les activités présentielles dans les écoles, les hautes écoles et les autres établissements de formation (art. 5 Ordonnance 2 COVID-19) dès le 13 mars 2020. L’internat a donc été contraint de fermer et de mettre en place un système d’enseignement à distance. Les instances cantonales ont considéré que cette fermeture ressortait du risque d’exploitation et était donc à charge de l’employeur, conformément à l’art. 324 CO.

Selon l’art. 91 CO, le créancier est en demeure lorsqu’il refuse sans motif légitime d’accepter la prestation qui lui est régulièrement offerte, ou d’accomplir les actes préparatoires qui lui incombent et sans lesquels le débiteur ne peut exécuter son obligation. Le refus du créancier d’accepter la prestation est toutefois justifié en présence d’une raison objective, soit d’une raison qui ne lui est pas personnelle, mais qui frappe tout un chacun. Il faut admettre une raison objective, notamment lorsque le créancier s’exposerait à des risques juridiques déraisonnables en acceptant la prestation. À l’inverse, des raisons personnelles n’empêchent pas la demeure du créancier.

En droit du travail, l’art. 324 al. 1 CO déroge au régime général et permet au travailleur d’exiger son salaire lorsque l’employeur se trouve en demeure d’accepter la prestation de travail. Le travailleur n’a toutefois pas la possibilité de se départir du contrat. Selon le texte de l’art. 324 al. 1 CO, l’employeur peut se trouver en demeure par sa faute ou pour d’autres motifs. La disposition déroge également à l’art. 119 CO, dans la mesure où elle couvre la situation dans laquelle le travail devient impossible en raison d’un évènement relevant de la sphère de risque de l’employeur. L’employeur supporte ainsi le risque d’entreprise et le risque économique. La notion de risque d’entreprise (Betriebsrisiko) recouvre les circonstances qui ne relèvent pas de la sphère l’employé et qui ne sont pas des raisons objectives au sens de l’art. 91 CO.

La doctrine est unanime sur le fait que la fermeture d’entreprise par les autorités ne relève pas de la sphère de risque des employés. Il reste donc à déterminer si la fermeture de l’internat constitue une raison objective. Après un examen approfondi de l’abondante doctrine y relative, le Tribunal fédéral répond par l’affirmative, en considérant que les fermetures d’entreprises ont touché toutes les entreprises de certaines branches et n’étaient pas spécifiques à l’internat en question. De plus, l’établissement se serait exposé à des conséquences juridiques déraisonnables en continuant à exploiter son établissement nonobstant l’interdiction.

Les enseignants font ensuite valoir que l’internat ne s’était pas préparé à la pandémie de manière adéquate. Or, ni la loi sur les épidémies (LEp), ni l’ordonnance sur la protection des travailleurs contre les risques liés aux microorganismes (OPTM) n’impose aux entreprises de prendre des mesures préventives contre une pandémie.

Pour ces motifs, le Tribunal fédéral admet le recours, annule l’arrêt et renvoie la cause au Kantonsgericht de Saint-Gall afin de trancher certaines questions laissées en suspens par l’instance cantonale, telles que la possibilité pour l’internat de mettre en place un système d’enseignement qui n’aurait pas entraîné une baisse d’heures de travail.

Note

     1. Portée de l’arrêt 

Dans le contexte de la pandémie de COVID-19, la question de l’obligation de verser le salaire se posait en relation avec l’indemnité de l’assurance-chômage en cas de réduction de l’horaire de travail (art. 31 ss LACI). Dans la mesure où l’indemnité ne couvrait que 80 % du salaire mensuel et était plafonnée à un montant maximal, la demeure de l’employeur aurait eu pour conséquence de mettre à la charge de ce dernier la différence entre le salaire habituel et le montant de l’indemnité. Dans le cas d’espèce, les enseignants n’avaient pas droit à une indemnité pour réduction de l’horaire de travail, car ils avaient déjà donné leur congé (cf. art. 31 al. 1 let. c LACI). En reconnaissant que les interdictions d’exploiter prononcées dans le cadre de la pandémie de COVID-19 ne font pas partie de la sphère de risque de l’employeur, le risque de la perte de salaire est donc mis à la charge des employés.

     2. L’arrêt du Bundesarbeitsgericht 

À l’appui de son raisonnement, le Tribunal fédéral expose un jugement allemand, qui, sur la base d’une norme similaire à l’art. 324 al. 1 CO, retient que la fermeture des entreprises consécutive aux mesures de lutte contre le coronavirus ne constitue pas un risque inhérent à une entreprise déterminée, qui se réalise en raison de ses conditions concrètes d’exploitation (Bundesarbeitsgericht, 13.10.2023, 5 AZR 211/21). Le Bundesarbeitsgericht considère la fermeture générale des entreprises dans ce contexte découle d’un risque consécutif à des décisions politiques. Pour faire supporter à l’employeur les conséquences des mesures sanitaires, il faudrait une responsabilité objective le faisant répondre des conditions de travail et de production ayant particulièrement favorisé la propagation de l’agent pathogène. Lorsque ces conditions font défaut, il incombe à l’État d’instaurer un système de compensation adéquate des désavantages liés aux mesures. Le Tribunal fédéral estime que ces considérations peuvent être transposées en Suisse. Il incombe donc à la Confédération de compenser les conséquences financières causées aux travailleurs par l’intervention de la puissance publique.

     3. La FAQ du SECO 

Par ailleurs, les enseignants ont appuyé leur point de vue en produisant une publication du Secrétariat d’État à l’économie, selon laquelle les travailleurs devraient avoir droit au maintien de leur salaire, car le risque incomberait à l’employeur (Secrétariat d’Etat à l’économie SECO, FAQ Pandémie et entreprises, question 19). Ce à quoi le Tribunal fédéral a répondu que l’avis du SECO ne liait en aucun cas les tribunaux civils et que « zur Auslegung des privaten Arbeitsrechts ist […] allein die I. zivilrechtliche Abteilung des Bundesgerichts berufen ».

     4. Interdictions d’exploitation de fait  

L’arrêt tranche la question controversée en doctrine de savoir si la perte de travail résultant d’une interdiction d’exploitation (de jure) prononcée dans le contexte de la crise de coronavirus. Se pose encore la question de savoir ce qu’il en est des interdictions de facto, soit des activités qui, sans avoir été formellement interdites, sont fortement restreintes en raison des mesures sanitaires (not. distanciation sociale, traçage des clients) ou en raison d’une baisse drastique de la demande (p. ex. les activités touristiques, société de transport aérien). Selon une partie de la doctrine, il sied de différencier selon que l’employeur dispose d’une marge d’appréciation ou non. Ainsi, lorsque l’employeur dispose d’une certaine marge d’appréciation dans le choix de la continuation de son entreprise ou sa fermeture, l’arrêt de travail relèverait de sa sphère de risque. À l’inverse, lorsque l’interruption de son exploitation est imposée par les circonstances (ordonnée par les autorités ou lorsque la poursuite de l’activité serait économiquement déraisonnable), il faudrait admettre l’existence d’une raison objective tenant en échec la demeure de l’employeur (Irène Suter-Sieber , Lohn und Kurzarbeitsentschädigung während Kurzarbeit, in : Jusletter 18 mai 2020, nº 14 ss).

Proposition de citation : Ismaël Boubrahimi, L’obligation de verser le salaire en cas de fermeture d’entreprise dans le contexte du COVID-19, in : www.lawinside.ch/1394/